“Ne nous le cachons pas, il s’agit d’un petit séisme”. C’est par ces mots que Florence Hauducoeur, présidente du comité LBC-FT (lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme) au Cnoec, commente une position du Conseil d’Etat dans le magazine Sic du mois de juin. Une position qui — évènement exceptionnel — a conduit la semaine dernière les organisations ECF, Ensemble pour agir et Ifec à réagir “unis, face à ce bouleversement, non pour s’y opposer, mais pour éclairer les marges de manoeuvre des experts-comptables”.
Sur le fond, de quoi s’agit-il ? Fin janvier, la plus haute juridiction administrative a répondu, sous la forme d’un avis, à la question suivante du gouvernement : le Conseil d’Etat peut-il confirmer que le champ des infractions visées par l’obligation déclarative prévue à l’article L 561-15 du code monétaire et financier (lire le texte ci-dessous) ne comprend pas la seule infraction de blanchiment mais toutes les infractions passibles d’une peine privative de liberté supérieure à un an ou liées au financement du terrorisme ainsi que la fraude fiscale ?
Article L561-15 du code monétaire et financier (extrait) I. – Les personnes mentionnées à l’article L. 561-2 sont tenues, dans les conditions fixées par le présent chapitre, de déclarer au service mentionné à l’article L. 561-23 les sommes inscrites dans leurs livres ou les opérations portant sur des sommes dont elles savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’elles proviennent d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an ou sont liées au financement du terrorisme. II. – Par dérogation au I, les personnes mentionnées à l’article L. 561-2 déclarent au service mentionné à l’article L. 561-23 les sommes ou opérations dont ils savent, soupçonnent ou ont de bonnes raisons de soupçonner qu’elles proviennent d’une fraude fiscale lorsqu’il y a présence d’au moins un critère défini par décret [cf article 561-32-1 du code monétaire et financier]. |
Autrement dit, la question posée consiste à déterminer si les professionnels assujettis doivent faire une déclaration de soupçon également en présence d’une infraction dite primaire, c’est-à-dire d’une infraction sous-jacente passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an, au même titre que le blanchiment résultant de cette infraction.
Selon le Conseil d’Etat, cette question trouve son origine dans le fait que “le Gouvernement indique que certaines professions assujetties à l’obligation déclarative considèrent que celle-ci est limitée aux seules infractions de blanchiment de sommes issues d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an, ou liées au financement du terrorisme. L’interprétation de la loi que font ces professions aboutirait donc à exclure du champ de l’obligation déclarative les soupçons portant sur l’existence d’une infraction dès lors que les sommes issues de celle-ci ne font pas, par ailleurs, l’objet d’une opération de blanchiment”.
Réponse du Conseil d’Etat : “l’obligation déclarative porte aussi bien sur les sommes obtenues par la commission d’une infraction passible d’une peine privative de liberté supérieure à un an, quelle que soit la nature de cette infraction, que sur les opérations portant sur ces sommes, ces dernières pouvant, le cas échéant, traduire des faits de blanchiment”. Bref, comme le résume Florence Hauducoeur, cela signifie que “les infractions dites primaires doivent faire l’objet de déclarations de soupçon au même titre que le blanchiment résultant de ces infractions” alors que, ajoute-t-elle, “en aucun cas, l’ordre des experts-comptables n’appelait à déclarer les soupçons d’infraction primaire en l’absence de soupçon de blanchiment de capitaux”.
La plus haute juridiction administrative se fonde notamment sur la directive du 20 mai 2015 (directive 2015/849) relative à la prévention de l’utilisation du système financier aux fins de blanchiment de capitaux ou de financement du terrorisme. L’article 33 prévoit l’obligation déclarative “lorsque l’entité assujettie sait, soupçonne ou a des motifs raisonnables de soupçonner que des fonds, quel que soit le montant concerné, proviennent d’une activité criminelle ou sont liés au financement du terrorisme”.
Quelle est la portée du périmètre interprété par le Conseil d’Etat ? “Ni l’Ordre ni les professionnels de l’expertise comptable ne peuvent aujourd’hui ignorer cet avis, d’autant plus qu’il s’inscrit dans l’évolution de la nouvelle réglementation européenne”, analyse Florence Hautducoeur. Et d’ajouter : “les infractions passibles de plus d’un an de prison sont fort nombreuses en France. Citons, à titre d’exemple, l’abus de biens sociaux ou de confiance, l’escroquerie mais aussi le travail dissimulé, la tenue de comptabilité inexacte ou de faux bilan, l’exercice illégal de la profession de banquier, le délit de banqueroute…”.
Selon ECF, Ensemble pour agir et l’Ifec, cet avis du Conseil d’Etat “donne une interprétation extensive de la déclaration de soupçon en l’étendant aux infractions primaires, désavouant la position historique des experts-comptables et des avocats et portant un mauvais coup à l’efficacité du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme”.
